Chapitre 22
Mathilde a bu son café, elle a laissé le compte sur la table. Une fois dehors, elle a levé la tête vers le ciel, elle est restée là un moment, à observer la fuite des nuages, leur vitesse silencieuse.
Pendant quelques secondes elle a pensé se diriger vers la gare. Ne pas retourner au bureau. Rentrer chez elle, tirer les rideaux, s’allonger sur son lit.
Elle a hésité. Il lui a semblé que son corps n’avait plus la force.
Pourtant elle a emprunté le même chemin que le matin, elle a marché jusqu’à l’immeuble, s’est glissée dans la porte tambour. Elle a repris un café au distributeur en pensant qu’elle en buvait trop, elle est montée dans l’ascenseur, elle est passée devant les larges vitres, au loin elle a entendu la voix de Jacques, elle n’a pas regardé. Elle a longé le couloir jusqu’à son nouveau bureau. Elle a enlevé sa veste, elle s’est assise. Elle a secoué la souris pour ranimer l’ordinateur.
En son absence, le CD-Rom contenant ses dossiers personnels avait été déposé sur sa table.
Elle n’est rien d’autre qu’un bon petit soldat. Usé, claudicant, ridicule.
Elle n’a pas voulu lâcher. Céder du terrain. Elle a voulu être là, garder les yeux ouverts. Par une absurde manifestation de son orgueil ou de sa vaillance, elle a voulu se battre. Seule.
Maintenant elle sait qu’elle s’est trompée.
Sur un bloc-notes resté vierge, elle établit la liste des choses qu’elle pourrait faire pour occuper le temps. Téléphoner à la SNCF et réserver les billets de train des vacances, explorer le site de World of Warcraft pour approfondir sa connaissance des règles du jeu, passer une commande à la Redoute, envoyer un mail au syndic pour cette histoire de parking à vélo dont personne n’a la clé.
Elle doit tenir jusqu’à dix-huit heures.
Même si elle n’a rien à faire. Même si cela n’a aucun sens.
Mathilde sort Le Défenseur de l’Aube d’Argent de sa poche, le pose à côté d’elle, à portée de main.
Quand l’ordinateur se met en veille, le fond d’écran se transforme en aquarium. Des poissons de toutes les couleurs se heurtent aux parois, sont renvoyés d’un côté, puis de l’autre, inlassablement. Ils se croisent, se frôlent, de fines bulles sortent de leur bouche. Ils n’ont pas l’air de souffrir.
Peut-être que tout est là : dans cette inconscience.
Ainsi la vie en bocal est-elle possible tant que tout glisse, tant que rien ne heurte ni ne s’affole.
Et puis un jour, l’eau se trouble. Au début, c’est imperceptible. À peine un voile. Quelques particules de vase déposées au fond, invisibles à l’œil nu. En silence, quelque chose se décompose. On ne sait pas bien quoi. Et puis l’oxygène vient à manquer.
Jusqu’au jour où un poisson devenu fou se met à dévorer tous les autres.